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Essaimage et
ensemencement :
répétition
Karim Ghaddab
Que produit la répétition d’une opération ? Quelle forme naît de la reprise d’un
même procédé ? Quelle image le geste donne-t-il de lui-même, lorsqu’il ne poursuit
pas d’autre objet que son effectuation ?
Une opération plastique réitérée au-delà de toute finalité fonctionnelle fi nit
par étouffer littéralement l’objet sur lequel elle s’exerce. « Un jour, j’ai commencé
à peindre la roue de mon vélo, explique Konrad Loder. Couche par couche, j’ai
appliqué la peinture. Maintenant, la roue est très lourde et elle ne peut plus que
servir en tant que sculpture ». L’élaboration de cet objet – une roue de bicyclette
pleine de peinture blanche, dont les intervalles entre les rayons sont comblés par
la peinture – ne procède donc pas du tout d’un projet de sculpture. Le devenu-art
ne s’impose qu’après-coup, négativement, par déceptivité, devant l’évidence de la
perte de fonctionnalité de l’objet. Le label « art », ou le baptême dans l’acception
qu’en donne Thierry De Duve, est ici une déchéance vis-à-vis de l’objet utilitaire
initial. C’est l’indice de sa chute, non l’insigne de son élévation. D’ailleurs, dans la
citation que nous en avons donnée, Loder évoque comme principal symptôme de
la transmutation opérée la modifi cation du poids de l’objet (« Maintenant, la roue
est très lourde »), et non la couleur (d’ailleurs une non-couleur, le blanc), le geste
ou la texture. L’oeuvre d’art ne qualifie qu’un objet déqualifié, désormais plus « bon
qu’à ça », selon le mot de Beckett.
La requalification d’un objet usuel, le nominalisme, la désinvolture et l’humour
sous-jacent du geste, la modestie des moyens, le rapport poids/légèreté, la roue de
bicyclette, bien sûr, ces références évoquent immanquablement Duchamp. Une
autre oeuvre de Loder, Liaison coupée, le conduit au même constat : « Hors service,
elle entre dans un nouveau service ». L’oeuvre est constituée de cordons électriques
récupérés et tressés ensemble. Elle s’apparente à une grosse torsade sombre, suspendue
dans l’espace, les fiches étant conservées et toutes situées au sommet, comme
une multitude de petites têtes dures.
Il y a quelque chose d’animal dans cette forme, insectoïde ou larvaire, quelque
chose qui traverse tout l’oeuvre de Loder, que ce soit du point de vue formel, de celui
des titres ou, plus profondément, des principes d’organisation qui président à
l’élaboration des sculptures. En effet, Loder est très attentif au modèle biologique,
à l’organisation du vivant et la complexité des réseaux neuronaux. Parmi toutes
les autres, une oeuvre comme Scolopendre en atteste exemplairement. La sculpture,
longue de plus de cinq mètres, est constituée d’une multitude de petits segments de
fil de fer galvanisé accrochés les uns aux autres. Le réseau ainsi formé se développe en
trois dimensions et évoque les architectures dites « en fil de fer » des modélisations
informatiques. Pourtant, et malgré l’intérêt de Loder pour l’outil informatique, cette
structure n’a rien de désincarné. La sculpture repose sur le sol, les modules qui la
composent sont irréguliers et très peu conformes à l’idée que l’on peut se faire d’une
exactitude mathématique, le regard traverse le corps ajouré de cette scolopendre mais
y rencontre un brouillage, ou un brouillard, comme une grille mouvante qui opacifi e
et fragmente la vision de ce qui se trouve au-delà. Cette structure est organisée de telle
sorte qu’elle apparaît comme le comble de la scolopendre, comme si la spécifi cité du
myriapode était développée à l’extrême, jusqu’à l’absurde, jusqu’à ne bâtir son corps
que d’un fourmillement de petites pattes de fer. Si virtualité il y a cependant, elle réside
dans le développement potentiellement infini de la sculpture. Il suffi t de rajouter,
de rabouter, des segments, encore et encore, dans un sens ou dans un autre, pour que
la forme continue à se développer d’une manière totalement imprévisible. En ce sens,
cette oeuvre est un work in progress infini, que ne limite aucune image achevée.
Étamine et Jéricho sont élaborées selon le même principe, mais aboutissent à des
formes différentes. La première ressemble à un grand champignon couché ou à une
trompette (ce qui pourrait faire écho à Jéricho), et la seconde est une grosse boule
perpétuellement en cours de croissance. D’ailleurs, les roses de Jéricho — plantes
des régions désertiques dont la sculpture tire son nom — sont réputées immortelles.
Privées d’eau, elles ont la capacité de se dessécher et de se redéployer, même après
plusieurs années, lorsque les conditions sont plus favorables. De la même façon, la
sculpture peut entrer dans des phases de dormance prolongées (à l’occasion d’une
exposition ou lorsque l’artiste se consacre à d’autres projets), avant de connaître
une nouvelle poussée de croissance.
Ce principe se rencontre également dans certains dessins de Loder. L’un d’eux
reprend le principe de la tresse, rencontré en sculpture notamment dans Liaison
coupée : huit brins s’enchevêtrent en spirale pour dessiner une sorte de gaine
tubulaire spiralée. Le dessin court sur trois feuilles encadrées séparément mais
montées en triptyque. La première feuille représente une extrémité de la tresse,
la dernière l’autre bout, et celle du milieu ce que l’on peut appeler un « segment »,
par analogie avec l’anatomie des insectes ou de certaines plantes, comme avec le
vocabulaire géométrique, puisque tous ces registres sont eux-mêmes entremêlés,
tressés, dans le travail de Loder. Rien n’empêche que de nouveaux segments soient
progressivement ajoutés, l’oeuvre croissant alors, comme certains organismes, par
le milieu. Un autre dessin est réalisé par l’accumulation d’innombrables petites cellules
circulaires et hérissées, évoquant des virus ou quelque organisme protozoaire.
Ces formes sont en réalité obtenues en traçant le contour de capsules de bouteilles
de bière, à la manière dont les enfants utilisent des règles à gabarits pour dessiner
cercles et rosaces. Le titre, Eponge, manifeste la parenté formelle existant entre la
forme ainsi générée et les alvéoles agglomérées de cet animal marin. Mais sans doute
faut-il y lire aussi une note d’humour, si l’on songe à la consommation de bière que
suppose la réalisation de l’oeuvre.
Les sortes de cages que forment les sculptures en fils de fer comme Etamine,
Jéricho ou Scolopendre ne renferment rien d’autre qu’elles-mêmes et l’exhibition de
leur structure interne. D’autres types de cocons ont au contraire une fonction de
masque. Dans la série titrée Les km, des objets usuels — une bicyclette, une chaise,
un tréteau — sont emmaillotés dans de longs rubans de caoutchouc. Les « pieds »
de bois enrubannés de gros pansements noirs évoquent des objets blessés, doublement
invalides en tant qu’objets désormais inutilisables et en tant que corps blessés.
On pense, pêle-mêle, aux momies égyptiennes, à Beuys, à Christo… On croit voir
à nouveau une allusion à Duchamp et au premier ready-made dans la bicyclette
puisque, outre qu’elle est totalement enrubannée de caoutchouc noir, la fourche en
a été inversée. Debout, le vélo présente donc sa roue avant en l’air, comme en écho
à la Roue de bicyclette de Duchamp.
Le caoutchouc est un matériau isolant, non seulement pour l’électricité, mais
aussi pour le son, le toucher, la vue. Ainsi « bobinés » (le terme est de Konrad Loder),
ces objets sont donc isolés d’une (ap)préhension sensible et demeurent reclus dans
leur gangue noire, prisonniers de cette peau de caoutchouc. Alors, ces objets mu-
tiques — ne semblent-ils pas aussi bâillonnés ? – et immobiles, bien que familiers,
se chargent d’une inquiétante étrangeté. Ils recèlent quelque chose de l’animalité, de
la difformité, de la mutilation, quelque chose de mortifère et de vaguement menaçant.
Pourtant, la modification opérée se distingue par son extrême simplicité et la
pauvreté des moyens utilisés. Cette série, comme l’ensemble du travail de Loder, ne
recourt à aucune sophistication technique, à aucune virtuosité, à aucune imagerie
symbolique, à aucune rhétorique codifiée qui pourraient en orienter l’interprétation.
« Le plus diffi cile, confie l’artiste, c’est de découper les chambres à air » en lanières.
L’opération est toute bête, presque automatique, au sens psychologique ou surréaliste
d’un geste obsessionnel répété jusqu’à l’épuisement (du geste lui-même, du
matériau ou du sujet).
L’expérience de la roue de bicyclette, évoquée au début de ce texte, a débouché sur
un véritable travail de peinture. La chose ne va pas de soi pour un sculpteur, mais
c’est en sculpteur que Konrad Loder aborde la peinture. Il ne produit ni images, ni
tableaux, mais expérimente les caractéristiques physiques et matériologiques de la
peinture, comme il le fait par ailleurs avec du fil de fer, du caoutchouc, du bois ou des
boîtes de conserve. D’ailleurs, la tradition picturale elle-même, au moins depuis la
fin du XIXe siècle, fait une large place à la nature physique de la peinture. Depuis la
définition du tableau par Maurice Denis jusqu’aux actuelles explorations hors de ce
tableau, en passant par les expérimentations informelles ou Supports/Surfaces, une
large part de ce qui a fait la modernité a consisté à exploiter la coulure, l’épaisseur,
la texture, la transparence, le recouvrement, etc. La procédure appliquée par Loder
est ici la même que pour le reste de son oeuvre. Qu’est-ce qu’appliquer une couche de
peinture sur un support ? Comment ce support est-il affecté par l’accumulation des
couches ? Quelle forme prend la peinture lorsque son amoncellement n’est pas limité
par la finalité qu’est l’image ? Que devient la peinture lorsqu’elle est conjointement
privée du tableau et de l’image ?
Suivant sa méthode d’expérimentation para-scientifique (et probablement inspirée
par les domaines auxquels s’intéresse Loder, l’entomologie, la biologie, la
neurologie, l’informatique, etc.), l’artiste pousse le geste du peintre jusqu’à ce qu’il
corrompe la sacro-sainte planéité jusqu’à produire des surfaces autres. Et ce qui prend forme alors, c’est-à-dire ce qui se forme, ce qui se développe physiquement,
c’est un volume, donc une sculpture. Sur un temps très long, plusieurs semaines,
plusieurs mois, des couches successives de peintures sont appliquées au fi l des
jours sur divers objets : un bol, une casserole, une vieille paire de soulier, un cintre
suspendu, un pot de fleur. Dans les récipients, c’est le plus souvent l’intérieur qui est
peint, jusqu’à ce que, peu à peu, la croûte de peinture s’épaississant, elle en vienne à
combler le contenant, puis à former un volume qui en sort lentement, comme du lait
débordant d’une casserole. Simplement, l’opération est comme ralentie, son développement
est imperceptible au jour le jour, comme la croissance d’une plante.
Sur les autres objets, la peinture est appliquée à l’extérieur, comme un revêtement.
La croissance se fait alors sur le mode de la boursouflure et de la déformation.
Le contour de l’objet-support disparaît peu à peu sous une gangue de peinture qui,
selon les coulures, les irrégularités et les différences de viscosité de chaque couche,
se développe en volumes imprévisibles. Cette variété d’enflure envahissante produit
parfois, avec des moyens radicalement différents, un effet d’inquiétude analogue à
celui que nous avons perçu dans les « sculptures bobinées ». Le registre du corporel
est ici encore très présent. Peut-être est-ce dû à la couleur ocre rouge et à la texture
terreuse de la peinture utilisée. Sans doute est-ce particulièrement perceptible
lorsque l’objet-support entretient un rapport étroit avec le corps, comme avec cette
paire de chaussures de l’intérieur desquelles la peinture sort comme un champignon
charnu. Nous regardons alors des souliers peints qui, à l’instar d’autres (ceux
de Van Gogh, de Magritte…) débordent de chair. Paradoxalement, par le biais de
l’automaticité de ses procédures et de l’évacuation de toute narration, le travail de
Konrad Loder produit donc des objets authentiquement esthétiques, c’est-à-dire
incarnés, où la sensibilité et l’interprétation ont libre champ. |