comment les formes viennent au monde

texte de Karim Ghaddab
Il particolare 2
Z'EDITIONS Nice
ISBN 2 87720 287 9

 
 

Soit Involucre : vingt-quatre lattes de bois courbes fixées entre elles côte à côte au moyen de nœuds de fil de fer et formant un volume. Deux paramètres : le nombre des lattes d’une part et leur courbure d’autre part. Plus le nombre des lattes sera important, plus les dimensions de l’objet seront importantes, le faisant ressembler à un gros tonneau. À l’inverse, plus ce nombre sera réduit, plus l’objet sera fin; le volume minimum étant défini par trois lattes montées selon une section triangulaire. Plus la courbure des lattes sera importante, plus la structure de l’objet s’approchera de la sphère, le faisant ressembler à un gros melon de bois. À l’inverse, plus cette courbure sera faible, plus l’objet sera allongé; le degré zéro étant défini par des lattes droites qui formeraient une sorte de tuyau de diamètre constant en tous les points de sa longueur. En combinant ces deux paramètres — nombre et courbure des lattes — l’objet peut donc être plus ou moins gros, plus ou moins sphérique, plus ou moins allongé…

 

Soit Botticelli : soixante-six tiers de cercle en bois et en volume ajouré fixés entre eux bout à bout au moyen de nœuds de fil de fer. Un paramètre : l’orientation des tiers de cercle les uns par rapport aux autres lorsqu’ils sont raccordés les uns aux autres. Si trois tiers de cercle sont raccordés selon la même orientation, ils formeront un cercle complet. Ainsi, les soixante-six tiers de cercle peuvent former vingt-deux cercles en volume. Superposés, ces cercles peuvent former une tour. Raccordés bout à bout, ils peuvent former un cylindre posé au sol horizontalement. Si les tiers de cercle sont raccordés selon des orientations alternatives — un vers la gauche, un vers la droite — ils formeront une ligne sinueuse, comme une poutre ondulante. Si les tiers de cercles sont raccordés selon des orientations dans les trois dimensions — vers la gauche ou vers la droite mais aussi vers le haut ou vers le bas — ils formeront une ligne en volume qui ne sera plus à plat sur le sol ou plaquée au mur mais qui occupera un volume dans l’espace. En jouant sur ce paramètre — l’orientation des tiers de cercle — l’objet peut donc changer radicalement de forme et de structure : tour, cylindre, ligne sinueuse, zig-zag…

 

Soit Labyrinthe : trente barres d’acier courbes de longueur et de courbure différentes fixées entre elles bout à bout au moyen de nœuds de fil de fer. Un paramètre : l’orientation des barres d’acier les unes par rapport aux autres lorsqu’elles sont raccordées les unes aux autres. Si les trente barres d’aciers sont assemblées au sol pour former un disque, selon un ordre précis (celui qui a déterminé leur forme, leur longueur et leur courbure), elles formeront le dessin d’un labyrinthe du type médiéval; en réalité pas un labyrinthe mais une seule ligne qui s’enroule sur elle-même en cercles concentriques, se retourne et se redouble comme un sac de vicères. Si les barres d’acier sont raccordées selon des orientations différentes, elles formeront un dessin vaguement décoratif, de type arabesque, avec de larges courbes et d’autres beaucoup plus fines, plus pointues, puisque les coudes sont de diamètres très différents. Si les barres d’acier sont raccordées selon des orientations dans les trois dimensions, elles formeront une ligne en volume qui ne sera plus à plat sur le sol ou plaquée au mur mais qui occupera un volume dans l’espace. Cette ligne en volume pourra éventuellement être adaptée à la topographie de son environnement en enjambant un mur ou en longeant un angle à la manière d’une plante grimpante.

 

Il ne s’agit donc pas pour Loder de sculpter une chose déterminée mais d’expérimenter les variations que subit la forme finale lorsque sont modifiés les paramètres qui déterminent son apparence. En déterminant son apparence, ces paramètres déterminent également son existence, tant il est vrai qu’une sculpture, comme toute œuvre d’art, ne connaît pas de réelle distinction entre son apparence et son existence, entre forme et fond, entre variations et identité. À chaque nouvelle configuration, c’est une nouvelle œuvre qui apparaît. Partant d’un matériau de base, Loder présente et produit (simultanément, l’acte de présentation coïncidant avec la production d’une nouvelle sculpture) des états différents de ce matériau qui correspondent à autant d’œuvres différentes. Son travail détruit donc l’identité entre matérialité et définition de l’œuvre : tel ensemble de pièces de bois ou de métal ne sert pas au montage d’une œuvre particulière et unique; c’est un champ ouvert de possibilité duquel peut naître, virtuellement, une infinité de sculptures. Ces possibilités ne sont d’ailleurs jamais épuisées dans la mesure où tous les états d’un même ensemble que l’artiste a pu expérimenter dans diverses occasions ne constituent pas la somme de tous les états possibles. D’autres configurations restent à naître.

 

D’où vient la différenciation entre deux formes construites à partir d’éléments simples ? En premier lieu, de la fonction d’une construction. Il est bien évident que l’usage auquel l’édifice est destiné détermine sa structure. Des caractéristiques physiques de dimensions, de forme, de résistance sont indissociables de l’usage. On peut même considérer qu’elles sont la traduction d’un concept sur le plan physique. De ce point de vue, un ensemble de mesures, de relevés topographiques, d’étalonnages constitue, pour qui sait le déchiffrer, un compte-rendu chiffré, extrêment précis, d’une idée ou d’un projet. À un niveau plus général, la dénomination d’une telle construction induit, en ce qui concerne ses spécificités, une sorte de plus petit dénominateur commun. En tant qu’elle est toujours un bâtiment plus un moins élevé, comportant un certain nombre de niveaux étagés verticalement et dont la hauteur vise à compenser une surface au sol réduite, une tour sera toujours une forme verticale dont la construction devra obéir à des contraintes précises en termes de structures et de matériaux.

 

En second lieu, ces déterminations — indispensables à l’existence même d’un édifice — génèrent une forme type. Celle-ci reste indépassable. Bien entendu, certaines variations restent possibles mais elles restent marginales, au sens où elles ne peuvent jouer que dans les marges, plus ou moins étroites, autorisées par les lois de la physique et la définition du projet. Si la réalisation s’écarte de ces marges, soit le bâtiment s’écroule, soit il change de nom : trop haute, une tour s'effondre; trop basse, elle devient un immeuble. Ici intervient la rationalisation. Le dispositif de combinatoire et de déclinaisons ainsi mis en place permet une exploration de la forme potentiellement exhaustive. Concernant le travail de Loder, il serait en effet possible de calculer mathématiquement toutes les configurations possibles d’un ensemble de pièces. Compte tenu des possibilités de permutations, du nombre d’éléments, de leurs caractéristiques physiques, on pourrait calculer combien de sculptures cet ensemble permet de construire. Sous cet angle, le travail de Loder s’apparente donc à une expérimentation rationnelle des possibilités et des conditions d’apparition d’une forme. Cette expérimentation prend comme données de base les déterminations physiques, morphologiques et quantitatives d’un ensemble d’éléments simples (pour utiliser la terminologie de la chimie). Puis, au corpus ainsi constitué, sont appliquées des variations, souvent modestes, portant sur l’ordre, l’orientation, le nombe, la mesure angulaire, etc. Que se passe-t-il si je rajoute un élément ? Si j’en enlève trois ? Si j’utilise du bois plutôt que du métal ? Si je change l’orientation de cette pièce pour la raccorder à celle-là ? Ces variations sont donc avant tout un jeu mental. Il s’agit d’expérimenter concrètement les variations théoriques introduites dans les règles de base.

 

Cette expérimentation s’apparente donc à une tentative de rationaliser la sculpture. Cela ne signifie nullement un appauvrissement ou une schématisation d’une pratique traditionnelle au nom dune prétendue efficacité moderne. Trop souvent, la critique de la rationalité opère ainsi l’amalgame entre les dérives absurdes et, justement, irrationnelles de la rationalité et la rationalité elle-même. Ainsi, on pourrait s’amuser à mettre les scupltures de Loder en équations en attribuant une inconnue à chacun des paramètres. Soit X, le matériau (avec X1 = bois, X2 = métal, X3 = caoutchouc, etc); Y = le nombre d’éléments; Z = la forme des éléments; S = la forme d’une combinatoire particulière. Une sculpture pourrait alors être définie par la formule : S = X + Y + Z. Quelle est la valeur de S si S = X2 + 25 + cube ? Si S = X1 + 25 + cube ? Si S = X1 + 5 + segment ? Le raisonnement — qui n’est pas suivi par Loder — est ici poussé jusqu’à l’absurde mais permet de comprendre à quel point l’artiste s’écarte des catégorie de pensée qui déterminent habituellement la sculptue et l’activité artistique en général. Nulle question d’inspiration, d’expression, d’effet, de beauté, de sens, etc. L’ensemble du travail n’a pas d’autre but que d’expérimenter les conditions d’apparition de la forme.

 

Chez Loder, l’entreprise découle des multiples ramifications de l’interrogation suivante : “qu’est-ce qui confère sa forme à un objet en volume ?” Cette question en amène d’autres : cette forme, idéalisée, préexiste-t-elle à la construction de l’objet ou est-ce le processus de construction qui aboutit peu à peu à une forme initialement indéterminée ? Dans quelle mesure une forme provient-elle d’un fonds imaginaire, de contraintes physiques liées aux propriétés conjuguées des matériaux et de l’espace, ou encore de déterminations arbitraires liées à des choix techniques (matériaux, dimensions, etc) ? Nous parlons d’un fonds constitué d’images pour indiquer que toute forme, en tant qu’apparition d’un sentiment d’unité, suppose des conditions de constitution de cette unité. Ces conditions sont déterminées comme un sous-ensemble d’images disponibles nées des expériences passées — individuelles ou collectives — de l’artiste.

 

En second lieu, des limitations sont introduites dans le choix d’une forme parmi toutes celles conceptuellement possibles. Toutes les formes imaginables ne sont, bien sûr, pas réalisables, de multiples déterminations intervenant lors du passage de l’idée à la réalisation. Le travail en deux dimensions permet de signifier le volume et, en jouant sur le code retenu, de parvenir à des images dont la réalisation en volume serait impossible. Eischer s’est fait une spécialité de telles constructions irréalisables. En revanche, signifier le volume ou le représenter n’est pas le présentifier. la sculpture n’autorise pas à s’affranchir ainsi des lois de l’espace. La structure même de l’espace interdit qu’une chose soit à la fois dessus et dessous, au même endroit et en même temps à l’extérieur et à l’intérieur. Si un artiste comme Gorges Rousse peut produire certaines perturbations de ce type, ce n’est qu’en passant du volume à l’image en deux dimensions, en l’occurrence une photographie ou, à tout le moins, un point de vue fixe et rigoureusement déterminé. L’espace n’autorise donc des distorsions qu’à condition qu’on le regarde comme une image. D’autres limitations s’opposent à la réalisation de toutes les formes imaginables : la solidité matérielle, les contraintes légales ou la dimension économique éliminent, de façon plus ou moins radicale, les possibilités de construction.

Cherchant à rationaliser l’exercice de la sculpture, Loder le débarrasse d’abord de toute préoccupation extérieure aux problématiques que nous venons d’exposer. En premier lieu, sont évacués tous les points d’ancrage d’un éventuel récit. Nous disons récit — ou fiction ou narration — plutôt qu’anecdote parce que le travail de Loder est précisément déterminé par une accumulation de faits anecdotiques. Qu’il récupère tels morceaux de bois trouvés, qu’il utilise tel ou tel outil parmi ceux qui encombrent son atelier ou encore qu’il opte pour une forme suggérée par un “accident” (un découpage, un détail, un morceau d’un pièce ancienne), ses sculptures sont des constructions d’anecdotes. En ce sens elles ne sont pas elles-mêmes des anecdotes, bien au contraire, mais leur rigueur est une concrétion d’événements fortuits : la découverte d’une technique, le coût des matériaux, la rencontre d’une image, etc. Cependant, cette suite — ou cet empilement — d’anecdotes ne se constitue jamais selon une suite ordonnée qui en ferait un récit. C’est pourquoi, toute interprétation est inappropiée. Nous ne disons pas que l’interprétation est impossible, ni même qu’elle constituerait une faute de la part du regardeur. Le processus interprétatif est suffisamment souple pour s’adapter à tout objet, sans qu’il soit légitime de le considérer hors de propos et de l’interdire (ce qui, au demeurant, poserait des problèmes techniques insolubles !). En dernière analyse, l’interprétation est peut-être bien une question éthique. Cependant, on peut également considérer que cetype de regard ne constitue pas la réponse la plus appropriée aux objets proposés par Loder.

Dégagée de toute narration et, en premier lieu, de la figuration, la sculpture ne fait que présenter les conditions de son élaboration. La démarche a donc quelque chose de minimal mais, pourtant, les formes auxquelle elle aboutit n’ont rien d’une froide démonstration. Devant les scultpures, de multiples sensations viennent comme en souvenir. La forme de certains volumes rapelle la coque d’un navire; les ergots métalliques que font les attaches en fil de fer piquent comme des épines ou la carapaces de certains insectes; les tours verticales évoquent, selon le cas, Babel ou Pise; la pellicule de caoutcouc gris foncé qui recouvre certaines sculptures ressemble à la peau d’un cétacé… Ce travail nous démontre donc que la rationalité du processus d’élaboration d’une forme ou d’une image ne constitue nullement une sphère à part, coupée de toute référence. Une forme ainsi obtenue s’incrit de plein droit, et de fait, au sein des expériences esthétiques et quotidiennes avec lesquelles elle entretient un dialogue constant.


Karim Ghaddab

 
 
 

 

textes